
À l'heure des « relations jetables », l'amitié sincère et durable semble en voie de disparition. Notre journaliste s'interroge sur l'authenticité de ces nouveaux liens.
L'amitié a-t-elle changé ? À l'échelle de l'histoire, je ne sais pas (pas encore !). Mais à l'échelle de mon histoire, c'est indéniable : je n'ai jamais eu autant d'amis. Enfant, puis adolescente, je me souviens d'aprèsmidi entiers passés à tenter de réunir sur une feuille blanche plus de dix amis à inviter pour mon anniversaire. Non que je vécusse en ermite. Simplement, à l'époque, mes critères de l'amitié étaient bien différents. Qu'elle s'impose tel un coup de foudre, ou dans une longue conquête jalonnée d'épreuves, l'amitié était, chez moi, af aire de choix radical, de confi - dences intimes, d'expériences partagées. Aussi, ne serait-ce que pour des raisons pratiques, seules deux ou trois personnes ont longtemps mérité, à mes yeux, le nom de « vrais amis ». Mais ça, c'était il y a mille ans. Bien avant Facebook, qui m'autorise à devenir l'amie d'un inconnu en un clic. Portée par cette conception classico- romantique de l'amitié, j'ai longtemps refusé de souscrire au réseau. Et puis je me suis laissé convaincre, en assurant que je ne prendrais pour amis que de bons amis. Mais comme avoir moins de dix amis sur Facebook vous donne le sentiment d'être une pauvre fille, j'ai vite revu mes critères à la baisse. Car je ne suis plus dupe : sur Facebook, inutile d'être ami pour être ami. C'est absurde, mais c'est ainsi.
Facebook n'est pas le seul responsable du nombre d'amis qui figurent dans mon téléphone. Le travail, l'école de ma fi lle, les vacances m'ont permis de faire des rencontres agréables, dont certaines que j'aimerais approfondir. Mais le temps me manque. « Ce n'est pas le temps qui est nécessaire, mais la durée, corrige Elsa Godart. Comme tout engagement, l'amitié suppose d'être vécue durablement. Mais nous vivons à l'ère des amitiés “Kleenex” ! » « Aujourd'hui, on parle surtout de “réseau d'amis”, remarque le psychologue et psychanalyste Jean-Claude Liaudet, et dans “réseau” s'entend la notion d'utilité. De même qu'on “utilise” Facebook ou Twitter, on “utilise” son réseau au service de ses ambitions, de la promotion de soi... Dans une époque conduite par une logique libérale où l'autre est un moyen pour atteindre sa propre fin, il n'est pas étonnant que la “vraie amitié” soit si difficile à trouver. » Nous serions donc trop intéressés et trop « égocentrés » pour être de vrais amis. Car l'amitié véritable a ceci de particulier par rapport à l'amour : elle comprend forcément la différence et la séparation – physique et psychique. Pas de fusion amicale possible. Nous sommes amis « parce que c'était lui, parce que c'était moi », dans la reconnaissance de nos différences. Cette acceptation est-elle encore possible à notre époque de narcisses ?
Se sentir dans une véritable amitié, c'est « comprendre que quelqu'un d'autre compte dans sa vie », écrit Emmanuel Carrère dans D'autres vies que la mienne, au sujet de deux de ses héros, Étienne et Juliette, liés par une intense amitié que leurs conjoints sont obligés d'admettre. Mais combien, parmi nous, sont prêts à faire cette place à un autre dans la vie de leur couple et de leur famille ? Comment ne pas craindre de mettre en péril cette construction déjà si fragile ? Quoique écorné par la réalité, le mythe de l'amour éternel demeure l'objectif vers lequel il est tentant de mettre l'essentiel de son énergie. Que reste-t-il, alors, pour l'amitié ?
Le psychiatre et psychothérapeute Olivier Spinnler me raconte que l'une des plaintes récurrentes de ses patients est : « Je suis seul. » « Mais après les avoir fait parler de leur entourage, je suis presque toujours amené à les corriger : “Ah non, vous n'êtes pas seul, vous êtes célibataire ! C'est très différent : vous avez des amis.” » Erôs, l'amour charnel et désirant, aurait donc gagné contre philia, l'amour-amitié que les Grecs pouvaient aussi envisager entre un père et son fils, entre un maître et son élève, et même comme un fondement de la cité régnant entre tous les citoyens. Oui, les arguments sont solides qui me prouvent que cette amitié véritable est en voie d'extinction...
Le problème, c'est que ces arguments ne sont pas nouveaux. L'absence de sincérité dans nos relations choquait dès les XVIIe et XVIIIe siècles, avec un Pascal ironisant que « si tous les hommes savaient ce que disent les uns les autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde », et un Montesquieu s'interrogeant avec amertume : « D'où vient qu'il n'y a plus de véritable amitié parmi les hommes ? Que ce nom n'est plus qu'un piège ? » Preuve que l'on n'a pas attendu Facebook pour galvauder cette belle notion. Quant à l'idée selon laquelle nous serions devenus trop « utilitaires », Jean-Claude Liaudet lui-même la nuance en se souvenant que Les Confessions de Rousseau dressent une liste de toutes ses amitiés intéressées. Le « réseautage » n'est pas l'apanage de l'ère du virtuel, ni l'utilitarisme amical, celui du monde libéral...